L’Association pour la sauvegarde de la maison alsacienne (Asma) met les élus et la population en garde : le bâti régional traditionnel est menacé.
Pourtant, assure-t-elle, cette maison d’hier peut non seulement être encore celle d’aujourd’hui, mais aussi devenir celle de demain. Exemple avec deux restaurations sortant de l’ordinaire.
Dernièrement, une personne âgée de Schnersheim a félicité Malou, la femme de Denis Elbel, pour « avoir gardé les vieilles fenêtres » de leur
maison lors de sa restauration. Le propriétaire raconte l’anecdote avec un sourire gourmand. Pourquoi en sourire ? Parce que ces fenêtres
XVIIIe siècle, en chêne, croisées et cintrées, sont de construction récente et à double vitrage.
La maison est plantée au coeur du village. C’est une ferme typique du Kochersberg : haute et large, avec des colombages en façade, des Biberschwanz (tuiles queues de castor) sur le toit, des dépendances, une cour… Le bas a 300 ans : une date à l’entrée de la cave mentionne l’année 1718 et un 1717 est gravé sur un pilier. « La première maison a sans doute brûlé, et une autre a été ajoutée par-dessus, achetée en 1781 à Schwindratzheim et datant des années 1730. »
Cette maison était celle des beaux-parents de Denis Elbel. Elle est restée en chantier durant cinq ans, de 2010 à 2015. « On l’a restaurée, c’est-à-dire remise dans son état initial, et non rénovée, ce qui signifierait une remise à neuf », précise Denis. En réalité, le résultat est plus complexe : les Elbel ont réussi une synthèse curieuse entre passé et modernité, tradition et haute technologie, XVIIIe et XXIe siècles. Une sorte de neuf avec du vieux.
« Un prototype… »
La restauration a obtenu tout à la fois l’appui de la Fondation du patrimoine, l’approbation des architectes des bâtiments de France et le label BBC (bâtiment basse consommation) rénovation.
Ils ont apporté la ventilation double flux dans une maison isolée avec de la chaux et du chanvre. Le chauffage, alimenté par une chaudière
au bois (pellets), se diffuse par des plinthes et reçoit l’appoint d’un Kàchelofa d’une beauté antique créé par le Sundgauvien Victor Walter. Le
travail des vieux bois a été confié à Cédric Brenner, charpentier-couvreur spécialisé dans les maisons alsaciennes (lire ci-dessous). Tout a été
revu, de la cave au grenier. « On a compté 48 intervenants différents. »
Le résultat est luxueux, l’investissement sans doute colossal. On reste dans le doute car Denis Elbel, 65 ans, ancien responsable chez Vinci, retraité depuis 2014, rechigne à parler d’argent : « Dans ce cas précis, ça aurait coûté moins cher de faire du neuf, c’est sûr… Mais un prototype, ça coûte toujours très cher. Et là, nous étions dans le prototype ! Il y a eu beaucoup d’innovation dans cette maison. Il fallait trouver les solutions adaptées. C’est une sorte de laboratoire. »
Denis Elbel a beau avoir travaillé chez un grand bétonneur, il a « toujours aimé les vieilles pierres, le vieux bois… » Il fait partie de l’Association de sauvegarde des maisons alsaciennes (Asma) depuis une quinzaine d’années (lire ci-dessous). Il est bien conscient que ce qu’il a réalisé « n’est pas représentatif : là, j’ai fait la totale ! » Ses moyens et son expérience professionnelle ne sont pas ceux de M. Tout-le-monde, mais son « prototype » démontre au moins que la maison alsacienne traditionnelle peut être une maison d’aujourd’hui et, surtout, de demain.
Comme Denis, Franck Heini, ébéniste de 35 ans, a été toujours persuadé que cette tradition était moderne. Il a grandi dans une maison de Fegersheim datant des années 1660, dans laquelle, dit-on, le roi Louis XIV aurait dormi… Son grand-père maternel possédait dans la même commune une maison encore plus vieille : on la date de 1568. C’est considérable : même un spécialiste comme Cédric Brenner assure n’être jamais intervenu dans une demeure aussi ancienne.
« Je préfère quand la maison respire »
« Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours adoré cette maison ! », confie Franck Heini. Il a persuadé son grand-père de la lui céder, alors que ce dernier conseillait plutôt de la raser.
En 2010, riche de son « inconscience », Franck s’est lancé dans quatre ans de travaux. « J’ai quand même eu un gros doute le jour où on
a enlevé les tuiles : la charpente était de traviole… » Mais Franck n’a eu recours qu’à deux artisans, pour la charpente et les fenêtres ; il a fait
tout le reste lui-même, et notamment le torchis. Il a ainsi limité le coût des travaux à « environ 150 000 €.
Tout le monde n’est pas obligé d’aller aussi loin que moi, mais moi, j’aime ça ! Aujourd’hui, on construit des maisons avec des espaces ouverts, des baies vitrées, des murs tout blancs… Moi, je préfère quand ce n’est pas droit… Et quand la maison respire. »
La maison de Franck, c’est du bois, de la terre, de l’eau et de la paille, et ça tient depuis cinq siècles. Il le ressent : il y a une âme dans ces matériaux immémoriaux. « Ce chantier, je l’ai fait pour moi, mais aussi pour ceux qui viendront après et pour tous ceux qui ont été là avant, durant des siècles. C’était une maison de pêcheurs et une auberge. Ma femme me le dit parfois : on n’est pas seuls ici… »
Article de l’Alsace du 11 février 2018 – Hervé de CHALENDAR